L’histoire des Journaux d’Etty Hillesum
Une ancienne villa à Hilversum. Il fait calme dans la chambre. Je me suis agenouillé devant le bureau de mon père. Prudemment, j’ouvre la petite porte de l’armoire de gauche du bureau. D’un geste timide, je prends un petit tas de vieux cahiers scolaires. Ils ne se ressemblent pas tous : il y en a avec des anneaux, d’autres ressemblent aux cahiers de mon école. J’en ouvre un, tout doucement, prévoyant que quelqu’un pourrait me voir : qu’il soit mort ou vivant…
Je regarde, mais à ma grande déception, il m’est impossible de déchiffrer quoi que ce soit de l’écriture serrée, pas une seule lettre. Sauf celle-ci : un S majuscule suivi d’un point. Serait-ce une abréviation du nom de famille de mon père, et donc aussi du mien ? Mais je vois revenir la combinaison S avec point sur chaque page du cahier. Est-ce qu’Etty aurait tant écrit sur mon père ? Je referme rapidement le cahier et je remets la pile de carnets à sa place. Je réfléchis encore un instant avant de me redresser. Ces Journaux doivent être publiés – tel est le souhait d’Etty. Mais jusqu’à présent, mon père a eu peu de succès. Je ressens son échec comme si c’était le mien. J’ai dix ans et je suis né cinq ans après la guerre.
À table il n’y a pas que mes parents : ma demi-sœur Johanna est présente aussi. Plus tard, je lirai dans les Journaux qu’Etty l’appelait Jopie. Notre bonne Rosa mange également avec nous, ainsi que ma tante et mon oncle. Oncle Jaap est un invalide de guerre ; il a été martyrisé par un gardien allemand d’un camp de prisonniers de guerre en France au point qu’il ne s’en est jamais remis. Il arrive à peine à parler, par contre, il peut réagir à ce que les gens disent. Quand il est à la maison la guerre y est également. Et quand mon oncle et ma tante sont chez eux à Amsterdam, au lieu d’être avec nous à Hilversum, ça ne change pas beaucoup car le sujet de conversation favori reste la guerre. On raconte chaque fois les mêmes histoires. Toujours comme si c’était pour la première fois. Ainsi l’histoire d’Etty qui refusait de se cacher. Mon père raconte – régulièrement interrompu par sa fille Johanna – leur plan de mettre Etty à l’abri. Et comment ce plan échoua parce qu’Etty refusa en disant : ‘Tu ne me comprends pas. Je veux partager le sort de mon peuple’.
Aucun intérêt
A table, on raconte encore d’autres histoires la concernant : Etty comme étudiante, Etty comme maîtresse de mon père, Etty comme plus tendre amie de ma sœur. Puis, il y a l’histoire qui explique comment les Journaux sont parvenus dans le tiroir du bureau de mon père. Après la guerre, une femme a pris contact avec mon père. Elle avait quelque chose pour lui. Il s’agissait des Journaux d’Etty, écrits dans onze cahiers, plus une liasse de lettres. Elle s’appelait Maria Tuinzing et elle avait vécu dans la même maison qu’Etty, Gabriël Metsustraat 6 à Amsterdam. Peu avant son dernier départ pour le camp de Westerbork, en juin 1943, Etty lui avait remis les cahiers en disant : “Si je ne reviens pas, remets ces Journaux à l’écrivain Klaas Smelik. Il doit les faire publier”. Et avec cette mission posthume d’Etty, Maria Tuinzing avait remis les cahiers à mon père.
Mon père raconte alors sa difficulté à déchiffrer l’écriture d’Etty. Seule ma demi-sœur Johanna en était capable. À la demande de mon père, elle retapa à la machine une partie du onzième cahier. Mon père envoya ces pages dactylographiées au plupart des éditeurs principaux de cette époque, mais personne ne voulait publier les Journaux. Le verdict était sans appel : “Trop philosophique”. Nous sommes dans les années 1950 : on ne réfléchit pas sur la guerre, on la commémore. On veut lire combien les Allemands étaient les mauvais et les Hollandais les bons. On veut lire des horreurs et non des appels contre la haine. Arrivé à ce point de son récit, une grimace se dessine sur le visage de mon père. Le fait de ne pas avoir trouvé un éditeur pour mener à bien la mission d’Etty lui pèse.
Un jour de l’an 1962, l’indignation à table va grandissant. Johanna est rentrée à la maison, un petit livre à la main. Il a une couverture en tissu gris et est intitulé Deux lettres de Westerbork. Ce que mon père n’avait pas réussi à faire, a été réalisé par le journaliste néerlandais David Koning. Il s’est efforcé pour que les deux lettres d’Etty sur le camp de Westerbork, qui avaient été éditées illégalement pendant la guerre, soient publiées à nouveau. La maison d’édition Bert Bakker de La Haye voulait bien publier ces deux lettres mais pas les Journaux. Mais la publication de David Koning ne connaît pas un sort très heureux. Bientôt, le reste de l’édition sera disponible chez De Slegte[i]. Ces années-là, le meilleur de ce qu’Etty a écrit, le meilleur de ce qui ait jamais été couché sur papier au sujet du camp de Westerbork, demeure quasiment imperceptible et est bradé. On préfère lire les livres de Ka-Tzetnik 135633, dans lesquels les horreurs de la Shoah et la persécution des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale sont décrites sans ménagement et dans le moindre détail.
Je suis présent lorsque mon père tente de faire publier les Journaux une dernière fois. J’ai quinze ans maintenant. La maison d’édition Andries Blitz est établie dans un beau manoir à Laren. Nous sommes assis dans le jardin. C’est l’été. L’éditeur se dit très intéressé par les Journaux et la conversation prend une direction prometteuse. Il va lire le manuscrit, dit-il, et nous prenons encore un verre. Mais peu de temps après, les feuilles dactylographiées de ma sœur reviennent sous enveloppe accompagnées d’un refus poli. Nous sommes en 1965 : le temps n’est pas encore mûr. Mon père renonce.
Une autre génération
Mais je suis toujours préoccupé par la question : qu’est-ce qui a bien pu motiver Etty Hillesum à ne pas vouloir se cacher, alors que cela aurait pu lui sauver la vie ? Elle voulait être solidaire de son peuple. Manifestement, la valeur du peuple juif dépasse toute vie humaine. C’est pourquoi Hitler tenait tant à exterminer le peuple juif. Il voulait anéantir cette valeur coûte que coûte et c’est exactement pour cela que je veux apprendre à mieux la connaître.
Les différentes études que je choisis après l’école secondaire me permettent d’étudier en profondeur la valeur que je voulais connaître, tout comme l’hostilité de ceux qui veulent anéantir le peuple juif. Force est de constater que Hitler n’était pas seul. Inlassablement, on a tenté d’arracher la racine à partir de laquelle notre civilisation a grandi. L’existence du peuple juif reste un défi perpétuel pour le monde non-juif. La haine des Juifs cessera-t-elle un jour ?
Nous sommes en 1979. J’ai obtenu mon doctorat depuis deux ans mais je n’ai pas encore accompli la mission : les Journaux d’Etty Hillesum ne sont toujours pas publiés. En plus, j’ai une question brûlante : quel fut le rôle de Dieu pendant les années de ténèbres, lorsque Son peuple fut systématiquement exterminé ? Et au fait, le Dieu d’Israël existe-t-il seulement, si tout cela pouvait arriver à son peuple ?
Lorsque, en automne 1979, je rencontre Jan Geurt Gaarlandt des éditions De Haan, nous sommes assis confortablement dans le beau salon de sa maison pour un interview concernant son travail d’éditeur. A un certain moment, nous évoquons la guerre. La guerre que je n’ai pas vécue mais qui a néanmoins déterminé toute ma vie. En réponse à une question pas tout à fait fortuite, Gaarlandt me révèle qu’il s’intéresse essentiellement à l’aspect philosophique de la guerre. Quand il dit cela, je comprends que maintenant le moment est venu, que le temps est enfin mûr. Les personnes qui ont vécu la guerre de manière consciente ne s’approprieront pas les pensées d’Etty Hillesum. C’est la génération d’après qui veut comprendre ce qui s’est passé ici. Je commence à lui parler des Journaux…
Une vie bouleversée
Après avoir lu les pages que Johanna avait retapées autrefois, Jan Geurt Gaarlandt réagit avec enthousiasme. Il veut publier les Journaux mais pas dans leur intégralité. Il veut faire une sélection et la publier. Un collègue lui suggère le titre : Het verstoorde leven [ii].
Le 1er octobre 1981a lieu une rencontre mémorable dans la Spiegelzaal (Salle des miroirs) du Concertgebouw d’Amsterdam où Het verstoorde leven sera présenté au public. Avant le début du programme, il y a beaucoup de va-et-vient dans la salle. Cela ressemble à des retrouvailles : des amis d’Etty Hillesum qui ne se sont plus revus depuis la guerre, se reconnaissent. Rien que pour ça c’est un événement singulier. Après la présentation, les invités quittent la salle un exemplaire de Het verstoorde leven avec à la main. A présent ils peuvent lire, pour la première fois, ce qu’Etty Hillesum avait noté à leur sujet dans ses Journaux. Cela a dû être une expérience étrange, par ailleurs pas forcément agréable pour tout le monde.
Une réponse inattendue
Sur le chemin du retour, dans le train, je commence immédiatement ma lecture de Het verstoorde leven. Je constate que le texte est remarquablement bien écrit. Rien que pour cela ma recherche d’un éditeur valait la peine. Mais en avançant dans ma lecture des Journaux, je m’étonne de découvrir qu’Etty Hillesum a dû être une femme très croyante. Je n’en avais pas entendu parler auparavant : en écoutant les récits de mon père et de ma demi-sœur, j’avais eu l’impression qu’Etty était une étudiante fortement de gauche, menant une vie libre, sans foi ni loi. Là, elle s’avère être une penseuse spirituelle, en dialogue constant avec Dieu au moment d’écrire ses Journaux. Mon étonnement est plus grand encore lorsque je lis, vers la fin de Het verstoorde leven, un passage où Etty répond à l’interrogation sur le rôle de Dieu dans la Shoah, question qui me taraude depuis des années. Une réponse inattendue d’une femme en pleine période de persécution, attendant le “Masssenschicksal”[iii] qui l’anéantirait, elle et son peuple. A partir de cette situation misérable, elle rédigea des paroles capables, aujourd’hui encore, d’orienter nos réflexions pour ne pas perdre la foi en Dieu :
Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose mon, Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire: ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte: un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement, presque à chaque pulsation de mon cœur, que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. [iv]
Etty Hillesum voulait être une chroniqueuse de son temps, mais elle est bien plus que cela. Aujourd’hui – quatre-vingts ans plus tard – ses paroles constituent encore des guides pour traverser la vie, avec ce qu’elle a de meilleur et de pire.
Aujourd’hui, tous ses Journaux et toutes ses lettres sont publiés intégralement, traduits en 19 langues et lus dans le monde entier. Partout, des hommes et des femmes trouvent inspiration dans ses paroles et ont l’impression qu’Etty Hillesum leur est devenue une amie intime. Pour reprendre ses propres mots : ‘N’est-ce pas une façon de travailler pour la postérité ?’
Notes sur L’histoire des Journaux d’Etty Hillesum
[i] De Slegte est une librairie bien connue aux Pays-Bas qui revend notamment les anciens stocks de livres.
[ii] Pour l’édition en français on choisit le titre Une vie bouleversée
[iii] ‘Massenschicksal’, littéralement ‘Destinée de masse’. En français on évoque ‘La Solution Finale’.
[iv] Texte écrit le 3 juillet 1942. Etty Hillesum, Les écrits d’Etty Hillesum, Journaux et lettres 1941-1943, Seuil, 2008
- Ce texte sur l’histoire de la publication des journaux intimes a été créé pour une brochure distribuée lors d’une représentation théâtrale sur Etty Hillesum à Liège en mars 2023. La traduction a été réalisée par Judith van Vooren.
- La traduction française des œuvres complètes d’Etty Hillesum : Les écrits d’Etty Hillesum: Journaux et lettres 1941-1943. Edited by Klaas A.D. Smelik. Traduction par Philippe Noble & Isabelle Rosselin. Paris: Éditions du Seuil, 2008.
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